Henri Michaux
"Tant pis, regardons les barques alors, les belles embarcations malaises à proue relevée, qui me plaisent tant, non, qui me "plaisaient" tant, leur proue a maintenant quelque chose de particulièrement proue, d'insupportablement proue. Elle me fatigue à force d'être proue. Elle est proue à ne plus laisser tranquille ce qui en moi n'est pas proue. Elle est fanatiquement proue. Regardons les rames alors. C'est pire. Tous les aigus sont trop aigus. Les rames siamoises sont d'ailleurs assez aiguës du bout. Mais leur aigu n'est pas pareil aujourd'hui. Leur aigu proclame de l'aigu. Leur aigu me perce. Vais-je continuer? Cette revue illustrée de l'Asie, choisie pour m'apaiser, qui habituellement y réussit fort bien, devient un lieu de mauvaises rencontres. Encore quelques coups d'oeil. Voici un pêcheur. Une bonne tête assurément. Pourtant, il est "trop". Après la mescaline, on est gêné par l'autre. Devant l'image des hommes, on "ne fait plus le poids". Et toujours leur insistance à continuer à être. Ce qu'il y a de bien dans la réalité ordinaire (celle de la réalité photographiée plus encore) c'est qu'elle peut s'effacer de nous, en nous, la bonne, la brave, la si oubliable réalité. Celle-ci au contraire se maintient, ne part pas, ne se détache pas. Tout spectacle devient danger. De rares îlots innocents au milieu de "pièges à vous garder". Voyons encore une photo ou deux. Une douce plage, voilà qui ne saurait faire de mal. Quelques adolescents nus dans le sable, mais qui tout à coup me paraissent trop vulnérables, trop exposés à un écrasement."
Henri MICHAUX, "L'infini turbulent", poésie/gallimard